La Bibliothèque de la ShinRa corp.
Point de Vue
Acte VIII : Incidents.
Scène 1 : La parole est d’argent, le silence est d’or. [1]
I’ve dragged myself through the blood and mud
And with burning eyes pushed the love away
I’m not the kind of man who’d play for keeps
The enchantment lies in the moment of goodbyes…
« Laekh ? »
For eternity, my sun has set down
I dream to flee
As I suffer the "black" bleed into me
« Laekh ! »
La voix de Thephys m’appelait, mais je décidai de feindre ne pas l’avoir entendu.
I regret every single day I’ve ever lived in my life
I gave all I had in me
It’s time to say Goodbye
« Laekh, je t’en prie ! Baisse ta musique, on ne s’entend plus penser avec tout ce bruit ! »
Les mains occupées à peindre ma maquette de train [2], je pris conscience que Thephys et moi avions des conceptions existentielles tout à fait contraires. Ce qu’il prenait pour du "bruit" m’aidait au contraire à me concentrer pour achever la délicate opération qui consistait à mettre ma maquette en couleurs… Et puis… Thephys n’y connaissait rien en musique, en plus ! Le hard-rock, ce n’est pas du bruit ! [3]
The breath of wind beneath my beating wings
Is slowly dying down… yet raging its final blow
As it crumbles down my castle in the air…
La musique s’arrêta tout à coup, je tournai mes yeux surpris vers l’encadrement de la porte de ma chambre, dans lequel se tenait Thephys… une prise à la main. Ou plus précisément, la prise de ma chaîne audio à la main. Il… avait osé débrancher mon lecteur de disques compacts !
« H-Hey ! m’écriai-je. Tu as coupé au meilleur moment, rebranche-moi ça ! »
Il éleva un index avec l’air autoritaire que devaient sûrement prendre tous les parents quand ils sermonnaient leurs enfants.
« Tu dois alors me promettre de baisser le son ! m’ordonna t-il.
- Ouais, ouais, soupirai-je en feignant d’être vaincu par son argument. Promis ! Maintenant, rebranche ma machine… et j’espère que tu ne l’as pas détraquée ! »
Tandis que Thephys rebranchait la prise et se dirigeait vers ma chaîne pour baisser le son, je grommelai que ce n’était pas une façon de traiter un matériel hi-fi sophistiqué et que c’était un coup à me déglinguer mon lecteur ou mon CD. Thephys se contenta de sourire en baissant le son.
« Je suis très heureux que tu restes avec moi. Même s’il y a quelques contrecoups à ça et même si mes tympans en souffrent, me dit-il d’un air mi-songeur mi-moqueur, je suis très heureux…
- Je suis très heureux de cet arrangement aussi ! »
En souriant, je délaissai ma maquette, me levai prestement et prenant Thephys dans mes bras, je nous fis tournoyer si vite que même moi en avais des vertiges. Il se mit à rire en basculant sa tête vers l’arrière, ses longs cheveux volant et tournoyant avec nous. Lorsque je m’arrêtai de tournoyer, il posa sa tête contre mon épaule en souriant.
« Je t’aime, Laekh. »
A chaque fois qu’il me disait ça, j’en restais toujours un peu déstabilisé durant une seconde ou deux.
« …Je… je pense que la… conversation d’hier m’a bien aidé à me comprendre moi-même… C’est une bonne chose.
- Tu resteras toujours avec moi ? » me demanda t-il à voix basse.
« … et lorsque je m’attachais à une personne, je finissais par la perdre, d’une façon ou d’une autre. Peut-être que je porte malheur, en fait…
- Ne dis pas ça, Laekh !
- Mais c’est ce qui se rapproche le plus de la vérité ! D’abord mes parents, puis ma dernière famille adoptive, à laquelle j’avais fini par m’habituer malgré tout ce que j’ai pu en dire. Et… Shoran…
- Elle n’est pas morte !
- Nous avons dû partir de l’orphelinat au moment où je commençais à l’apprécier. En un sens, nous avons fini par être séparés et je l’ai perdue aussi… Quant à Lucia…
- …
- …Alors… alors, j’ai toujours cru que la meilleure chose à faire, c’était de ne s’attacher à personne… Mais même ça, j’en ai toujours été incapable, semble t-il… Ha ! J’en rirais presque, tu sais, Thephys. Quand Lucia est morte… j’ai senti que c’était de ma faute. Si… si elle ne m’avait pas transmis la Force, elle serait encore en vie maintenant…
- Tu raisonnes de travers ! La mort fait partie du cycle de l’existence. Le nouveau remplace l’ancien, il ne l’efface pas ! Il le perpétue en quelque sorte…
- … En fait, ce que je veux te dire, c’est que le jour où Lucia est morte, j’ai surtout… eu peur de te perdre aussi.
- … Me… perdre ?
- Je porte malheur à tous ceux auxquels je tiens. Et… je dois te dire que je… tiens vraiment à toi. Vraiment.
- …
- … Thephys ?
- … Je ne sais pas ce que l’avenir nous réserve. Mais je peux te promettre que tu ne te débarrasseras pas facilement de moi. Heh ! Je serai toujours à tes côtés, toujours… tant que tu voudras bien de moi… »
« Tant que tu voudras bien de moi… » murmurai-je en réponse à Thephys.
Il leva les yeux vers moi et me répondit avec un sourire : « Alors c’est pour l’éternité… »
En silence, je me baissai pour l’embrasser. Mais lorsque mes yeux se posèrent sur mes mains qui étreignaient les épaules de Thephys, je m’arrêtai soudain. Thephys suivit mon regard des yeux, et lorsqu’il vit les taches de peinture sur mes mains, il sursauta. En inspectant fébrilement ses habits, il devint un peu plus livide à chaque fois qu’il y trouvait une tache.
« Hiiiiii ! s’exclama t-il d’une petite voix serrée par l’horreur. Ma chemise ! »
Je reculai d’un pas en cachant piteusement mes mains derrière mon dos.
« … Oups…
- Argh, c’est un cadeau de Sho !! Qu’est-ce que je vais faire, elle va me tuer si elle voit dans quel état est son cadeau ! … Est-ce que ça part au lavage?? Laekh !
- Ben, c’est de la peinture pour mes maquettes, balbutiai-je, et…
- Iiiiii… ! couina t-il, complètement affolé. C’est indélébile, alors ! Elle va me trucider !
- C-c’est de ma faute, tu n’auras qu’à lui dire…
- Alors elle nous tuera tous les deux !! »
Devant l’affolement de Thephys, je me retins de dire que ce serait une fin fort romantique que de mourir tous les deux en même temps et de la même manière. Dans l’état où il se trouvait, il n’aurait pas apprécié ma plaisanterie à sa juste valeur…
« … De… de la térébenthine ! s’écria t-il soudain. Oui, c’est ce qu’il faut ! J’espère que ça ne laissera pas de halos de peinture !! »
Sur ces mots, il partit en courant chercher un moyen de détacher sa chemise.
« Euh… Thephys, j’ai de la térébenthine juste ici si tu veux… »
Mais déjà loin, il ne m’entendit pas. La porte claqua bruyamment derrière lui. En souriant, je posai une main sur mon front et secouai doucement la tête. « Je t’aime aussi, Thephys. » déclarai-je à voix basse à la porte fermée. Et comme je savais pertinemment que la porte n’allait pas me répondre, je retournai mettre la touche finale à la construction de mes maquettes. Sur le chemin y menant, je passai devant le miroir de ma chambre et constatai que je venais de laisser quelques petites traces de peinture sur mon front lorsque j’y avais posé ma main à l’instant.
« Et m… ! »
Scène 2 : Question de point de vue.
Ce jour-là, on m’avait convoqué à un briefing en compagnie de deux autres Gardiens. L’un était issu de la même promotion que moi, le Gardien du Feu, et l’autre était un… vétéran, le Gardien de la Peur. La Gardienne de l’Harmonie était chargée de nous renseigner sur les détails de la mission qui nous était confiée cette fois-là. Dès le début, j’aurais dû voir que rien n’allait être "normal". En effet, d’habitude, c’était une simple feuille de mission qu’on recevait par porteur spécial chez soi, et non une consoeur Gardienne, qui nous donnait le jour, le lieu et les cibles à protéger lors de la mission à venir.
« Ahem…, toussota la Gardienne, une grande rousse qui semblait avoir la trentaine. Aujourd’hui, vous allez devoir effectuer une mission un peu… disons particulière…
- Vous m’en direz tant ! marmonnai-je à voix basse.
- Qu’y a t-il, Gardien de l’Ombre ? me demanda t-elle.
- Rien, Harmonie. »
Elle fronça les yeux d’un air suspicieux mais reprit la parole.
Il n’était pas inhabituel pour des Gardiens d’être appelés non par leur prénom ou par leur nom de famille, mais par le nom de la Force dont ils étaient en charge. Souvent, on les appelait par leur titre en entier, comme la Gardienne de l’Harmonie venait de le faire avec moi en me désignant par mon titre : « Gardien de l’Ombre ». Mais l’usage ayant évolué dans notre "milieu", nous nous appelions entre nous soit par notre prénom, soit par le nom de notre Force ; afin de gagner du temps, je suppose, étant donné que nos titres ronflants étaient souvent longs.
Ainsi, on m’appelait Laekh, ou bien Ombre. Bien sûr, il était moins… sympathique d’être appelé par le nom de sa Force, mais lorsque deux Gardiens ne se connaissaient pas ou lorsque l’un avait oublié le prénom de l’autre, il était plus aisé de reconnaître un Gardien par sa Force que par son prénom. Car un Gardien possède la faculté de reconnaître la Force de l’un de ses "collègues" par l’aura qui émanait de lui. Tandis qu’à ma connaissance, personne ne possède encore la faculté de savoir le prénom de quelqu’un par l’aura qui émane de lui.
« Tout d’abord, voici vos feuilles de mission, avec tous les détails de l’affaire. » fit Harmonie en nous distribuant les dites-feuilles. Puis elle retourna à sa place, se tenant debout à quelques pas en face de nous. Elle se racla la gorge avant de parler d’une voix claire, autoritaire et sans la moindre hésitation.
« Et voilà donc la mission d’aujourd’hui. » conclut la Gardienne après un court exposé de nos objectifs. Le Gardien de la Peur en resta muet de stupéfaction, celui du Feu se mit à rire nerveusement.
« Vous… vous voulez plaisanter, n’est-ce pas ! demanda t-il d’une voix incrédule.
- Non, répondit posément la Gardienne. Il s’agit d’une situation d’urgence, c’est très grave. Je n’ai ni le temps ni l’envie de plaisanter. Vous avez été choisis pour cette mission car d’après les tests effectués lors des exercices de routine, vous êtes les éléments les plus dynamiques mais aussi les plus… raisonnables de notre troupe. Vous ne perdez pas facilement votre sang froid et vous en aurez besoin lors de cette mission.
- Pourquoi la Brigade Spéciale n’intervient-elle pas ? demandai-je avec curiosité. C’est elle qui est chargée de la surveillance de la Terre, pas nous…
- Ils vous prêteront main forte pour repérer les cibles au début de la mission, mais cette brigade est spécialisée dans la surveillance, l’espionnage, les pourparlers. Pas dans l’intervention drastique… »
Je marmonnai que c’était toujours à nous de faire le sale boulot, mais Harmonie poursuivait son argumentation sans broncher : « Et c’est nous qui sommes chargés de la surveillance et de la protection du monde-né #A.465.021N. Les intrus ont pénétré ce monde, enfreignant la règle primordiale qu’un Terrien ou un Utopien non-Gardien n’a pas le droit de vivre sur un monde-né. Cette situation représente une menace pour l’Equilibre de l’Univers. De plus, vous savez que tout danger dirigé contre un monde dont un groupe de Gardiens a la charge, doit être… éliminé par le groupe même. Pas par un autre.
- Mais, protesta Feu, il s’agit de Terriens cette fois… La menace n’est pas un monstre quelconque à éliminer ou une sécheresse à combattre, mais de TERRIENS ! Et vous nous demandez de… de les TUER comme si de rien n’était !?
- Je vous l’ai déjà dit, répéta Harmonie, c’est une situation d’urgence. C’est le premier… incident de ce genre depuis des générations de Gardiens. Et c’est pourquoi vous avez été choisis. Mais apparemment, vous n’êtes pas qualifié pour cette mission, Gardien du Feu… »
Ce dernier se tut et adopta tout à coup une attitude digne d’un soldat bien entraîné : il fit un salut militaire et se tint droit comme un piquet.
« Je serai à la hauteur des attentes qu’on me porte, déclara t-il d’une voix sans émotion.
- Très bien. »
Je ne pus empêcher ma grande bouche de parler et intervins alors :
« Nous pourrions arrêter les fautifs au lieu de les tuer, proposai-je.
- … Nous… nous n’avons pas les dispositifs nécessaires à la détention de Terriens sur Utopia, se justifia Harmonie maladroitement. De plus, pour leur justifier leur détention, il faudrait leur expliquer tout notre système et nos lois afin de leur faire comprendre qu’ils les ont enfreints et mis tout l’Univers en danger…
- Ils ne savaient pas qu’ils enfreignaient une loi, comment pouvons-nous décider de punir des personnes alors qu’elles n’étaient même pas au courant de nos lois ! »
A mes derniers propos, Harmonie fit une réponse plus énergique que la précédente :
« L’ignorance n’est pas une excuse, asséna t-elle.
- Très bien, répondis-je sèchement. Et les Utopiens doubles de ces Terriens que vous nous ordonnez d’éliminer, ils n’ont pas d’excuse pour vivre non plus alors !
- Parfois, il faut sacrifier quelques innocents pour le bien de millions d’autres… »
Cette justification bien-pensante me dégoûta au plus haut point.
« Vous me dégoûtez ! J’exécuterai les ordres puisque c’est mon devoir. Mais vous me dégoûtez, tout ce système me donne envie de vomir ! »
Ce n’était pas moi mais Jaspar, le Gardien de la Peur, qui venait de parler. "L’ancien" (il avait bien plus d’expérience que Feu et moi réunis) partit sans se retourner. Harmonie soupira et s’adressa à moi d’une voix résignée :
« Gardien de l’Ombre, c’est vous qui êtes chargé de diriger cette mission.
- Mais d’habitude, c’est le plus âgé de l’équipe qui dirige une mission, protestai-je avec surprise. Et je ne suis…
- C’est un ordre, exécution.
- … Entendu, Madame.»
Scène 3 : Mission de routine.
Le pire était sans doute que la feuille de mission qu’on nous avait distribuée ne cherchait même pas à nous donner l’illusion qu’on devait éliminer une bande malfaisante d’êtres sans scrupule qui cherchaient sciemment à nuire à autrui. Dès le début, nous savions, grâce au rapport de la Brigade Spéciale d’Observation retranscrit sur nos feuilles de mission, que les "cibles" étaient de simples civils venus sans armes sur le monde-né. C’était en fait une famille de quatre personnes, deux petites filles et leurs parents, qui étaient venus là dans le seul but de guérir le père d’une maladie incurable sur Terre. Comment ils avaient découvert l’existence des mondes oniriques en général, et de ce monde-né là en particulier, qui était très ressemblant à la Terre excepté que sur ce monde-là la médecine guérissait de tous les maux, on ne pouvait que le supposer. Le rapport de la Brigade Spéciale sur ce point-là était assez flou, il émettait l’hypothèse que c’était l’une des fillettes qui aurait découvert ce monde-né par hasard, au cours d’une des rêveries diurnes que les enfants font parfois. Quant à savoir comment sa sœur et ses parents avaient ensuite pu aussi visualiser ce monde-né qu’elle avait découvert, l’explication tenait au fait que tous désiraient ardemment la guérison du père. Si vous ne l’aviez pas encore compris, je vous rappelle que les rêves renferment en eux une puissance bien supérieure à ce que vous pouvez imaginer.
En résumé, notre objectif était d’éliminer les quatre Terriens (et par cela même, nous mettions à mort leurs doubles Utopiens) dont les seules fautes étaient d’avoir assez cru en leur rêve pour le voir se réaliser, et d’avoir choisi de rester dans le rêve plutôt que de revenir à la réalité, sur Terre. Nous ne pouvions ni les renvoyer sur Terre, de peur qu’ils ne racontent aux autres leur expérience dans le monde onirique, ni les détenir en prison sur Utopia. Le rapport n’en donnait pas la raison, mais il était évident que cette solution était impossible à mettre en place car la présence de ces Terriens dans une prison Utopienne pourrait à tout moment être découverte et les Utopiens se révolteraient contre ce qu’ils jugeraient, à tort ou à raison, comme une injustice faite envers des civils Terriens. Une révolte n’était pas permise, Utopia était et devait rester un monde d’ordre, de justice et d’égalité. Un monde utopique en quelque sorte… Si la situation n’avait pas été si grave, j’aurais volontiers ri à gorge déployée de cette ironie.
Il y avait aussi la solution d’enlever aux "hors-la-loi" tout souvenir de leur passage dans le monde-né mais pour réussir parfaitement, elle requérait qu’ils se soumettent d’eux-mêmes à l’opération ; et ils avaient déjà fermement refusé cette proposition d’après le rapport de l’agent de la Brigade Spéciale qui était venu parlementer avec eux – surtout après qu’on leur ait avoué que l’opération pouvait entraîner la mort ou la démence de leur fille cadette, trop petite pour supporter ce genre de lavage de cerveau.
La mission était claire : éliminer les intrus en évitant les témoins, et le faire de façon qu’ils souffrent le moins possible. Car après tout, on pouvait faire preuve d’humanité même en assassinant froidement des innocents. L’hypocrisie de la situation me retournait l’estomac.
Lorsque mon équipe arriva sur le monde #A.465.021N, la nuit était déjà tombée depuis longtemps. Nous avions choisi ce moment pour accomplir la mission afin qu’il n’y ait pas de témoin. La famille-cible nous avait en outre facilité la tâche malgré elle, en choisissant d’habiter une maison assez éloignée des autres. Ils habitaient en ville, mais dans un quartier résidentiel "vert" dans lequel les habitations étaient éloignées les unes des autres d’une bonne vingtaine de mètres de tous côtés, séparées par des haies immenses et touffues. Si ce n’était pas une invitation au meurtre, ça..!
"L’intervention" se passa assez rapidement, malgré une certaine résistance de la part de "l’ennemi". Ils s’étaient procuré des armes pour nous combattre et parvirent même à blesser suffisamment Jaspar pour qu’il utilise une de ses attaques spéciales au lieu de se servir de son arme de service. Le Gardien fut entouré l’espace d’un court instant par une lueur rougeoyante, puis sa silhouette disparut. Il y avait à sa place la forme d’une jeune femme habillée d’un long manteau noir, qui s’entrouvrit pour révéler le trou béant qu’elle avait au ventre. Dans un cri strident qui me fit dresser les cheveux sur la nuque, elle se jeta sur les adversaires et les engloutit en les entourant de ses longs cheveux sombres qui avaient pris la forme de bras squelettiques, décharnés. Même si nous ne risquions rien, Feu et moi mîmes un certain temps à nous remettre de la vision cauchemardesque dont notre co-équipier venait de nous gratifier. L’attaque passée, il y avait trois corps sans vie étendus au sol : ceux qu’on nous avait chargés d’éliminer.
« Il manque l’une des filles ! m’écriai-je en constatant que le nombre de victimes aurait dû être de quatre, et non trois.
- Elle s’est enfuie ! signala l’un des agents de la Brigade Spéciale qui était en liaison avec nous par radio. Elle vient de sortir de la maison… et se dirige vers l’est.
- Je la prends en chasse, éteignez les lumières. » ordonnai-je.
J’élevai une main vers mon front pour me concentrer tandis que l’un de mes co-équipiers court-circuitait avec sa magie de foudre, le disjoncteur relié à toutes les lumières de la maison afin de les éteindre. N’étant pas encore complètement habitué à mes nouveaux pouvoirs, ma transformation ne fut pas instantanée mais je la maîtrisais suffisamment pour ne pas perdre trop de temps ; et de toute manière, c’était bien plus rapide que de prendre en chasse la fille à pieds. En une dizaine de secondes, je m’étais fondu dans les ombres jusqu’à en devenir une moi-même. Sous cette forme, j’avais une vitesse accrue car mon déplacement se faisait d’ombre en ombre et à cette heure de la nuit, le pays tout entier était plongé dans une ombre gigantesque. C’est pour cette raison que le Gardien de l’Ombre peut donner l’impression de pouvoir se téléporter n’importe où, alors qu’en fait, il ne fait que parvenir d’un point ombragé à un autre très rapidement. D’ailleurs, moi-même avais été trompé par cette impression lors de ma première et unique rencontre avec Lucia, et depuis je prenais un malin plaisir à faire croire aux autres que j’étais doté d’un pouvoir de téléportation à volonté.
Arrivé devant la petite fugueuse, je repris ma forme initiale. De me voir "apparaître" ainsi devant elle, la fillette en fut si surprise qu’en voulant revenir sur ses pas pour m’échapper, elle s’emmêla les jambes et tomba lourdement par terre. En se remettant assise, elle vit mon pistolet pointé en direction de sa tête. De l’autre côté du viseur, je pouvais clairement voir ses grands yeux apeurés qui me regardaient fixement. Je ne tirai pas immédiatement ; peut-être aurais-je dû…
« Je vous ai vu, murmura t-elle d’une voix blanche. Vous êtes celui qui a tué ma famille. »
D’une certaine manière, elle avait raison. Mais d’un point de vue technique, ce n’était pas vrai. Pour une raison incompréhensible, je voulus lui faire comprendre ça avant de la tuer.
« Ta famille est morte de peur, tout simplement. Mon collègue possède la faculté de matérialiser contre les adversaires leurs peurs les plus profondes, expliquai-je calmement. Chacun voit la personnalisation de ce qu’il craint le plus. Et le plus souvent, le cœur lâche. C’est une mort assez douce en fin de compte…
- Non, répondit-elle en secouant lentement la tête tout en continuant à me regarder.
- Je t’assure que c’est une mort assez douce, la victime ne souffre qu’un court instant avant de mourir. Mais une balle dans la tête, c’est encore plus rapide et ça ne fait pas mal… ferme-les yeux.
- Non. Je veux dire… c’est vous que j’ai vu attaquer ma famille, lâcha t-elle dans un souffle.
- C’est… moi que tu as vu lorsque mon collègue a utilisé son attaque spéciale ? demandai-je incrédule. Ta plus grande peur… c’est moi..? »
En me fixant toujours des yeux, elle hocha doucement la tête.
« Oui, affirma t-elle.
- Je ne… je ne comprends pas…
- Gardien de l’Ombre, fit tout à coup une voix qui grésillait dans l’écouteur au creux de mon oreille. Avez-vous retrouvé la fugitive ? »
A cet instant, je vis mon arme se mettre à trembler. Suivant du regard la crosse du pistolet, je m’aperçus qu’en fait, c’était mon bras qui tremblait.
« Vous allez me tuer ? fit la fillette d’une petite voix.
- Gardien de l’Ombre, répéta la voix dans mon écouteur. Me recevez-vous ? Je répète : avez-vous retrouvé la fugitive ?
- O-oui, balbutiai-je en réponse aux deux voix, trop déstabilisé pour pouvoir mentir à qui que ce soit.
- Alors qu’attendez-vous pour exécuter la mission !? jappa une voix anxieuse dans l’écouteur.
- Qu’ai-je fait de mal ? demanda t-elle timidement. Pourquoi vous avez tué ma famille ?
- Gardien de l’Ombre, vous êtes le responsable de l’équipe, rappela une autre voix, plus calme, dans mon oreille. Achevez votre mission au plus vite.
- J’ai toujours su que vous alliez venir pour me faire du mal…
- Lieutenant Traumen, achevez votre mission et présentez-vous au rapport !
- Je vous ai vu dans le rêve qui m’a montré la route vers ce monde. C’est de ma faute, j’ai convaincu ma grande sœur…
- Lieutenant Traumen !
- …Et puis toutes les deux, on a montré le chemin à Maman et Papa. C’est de ma faute, vous auriez dû me tuer, moi. Et… et laisser ma famille tranquille…
- Laekh..? C’est moi : Jaspar. Qu’est-ce que tu fiches, bon sang !
- Ce… ce n’est qu’une enfant…
- Justement ! T’es en train de traumatiser cette petite ! Achève-la vite fait, pas besoin de lui flanquer la frousse avant ! »
Dans le viseur de mon arme, je pouvais clairement lire la mention "target locked" inscrit en vert fluo près de la tête de cette petite fille qui me questionnait en me regardant droit dans les yeux. La cible était désignée, sauvegardée, piégée dans la mémoire de mon arme. A présent, je pouvais faire demi-tour et tirer au hasard, la balle toucherait tout de même la cible en pleine tête. On nous avait fourni les armes les plus sophistiquées… Quelle charmante attention !
Les voix dans mon écouteur continuaient à parler et comme leurs paroles me lassaient au plus haut au point, j’arrachai l’écouteur et l’envoyai au loin. La fillette retint son souffle en me regardant avec surprise. Puis comme je ne bougeais plus, elle cligna les yeux et soupira. Je crus lire le soulagement et la gratitude dans ses grands yeux noirs. Elle me sourit timidement.
Je dus détourner les yeux en appuyant sur la détente.
« Comment s’est passé ta mission ? me demanda Thephys avec un grand sourire lorsque je rentrai au petit matin. Qu’est-ce qu’il t’a fallu faire, cette fois ?
- Mission de routine, soupirai-je d’une voix fatiguée en me laissant tomber sur le canapé. Rien d’intéressant à signaler.
- Oh. Hum, eh bien moi… j’ai pu sauver deux vies ce soir ! Je suis tellement heureux de pouvoir me rendre utile en tant que Gardien de la Lumière, si tu savais ! s’exclama t-il en souriant aux anges. Je sais que je ne devrais pas m’enorgueillir ainsi, alors que je ne fais que mon devoir de Gardien. Mais chaque vie est importante, et je suis si heureux d’avoir pu aider ces deux malades ce soir à l’hôpital… La semaine prochaine, j’ai une mission sur un des mondes-nés, ajouta t-il en chantonnant presque. Le Conseil veut que j’y guérisse quelques arbres victimes de la pollution, pour reboiser une partie de ce monde qui en a bien besoin... Ma première mission importante ! Enfin, je ne veux pas dire par-là que ma mission de ce soir a été insignifiante ou que les autres missions ne comptaient pas, mais… »
Il s’arrêta soudain lorsqu’il se rendit compte que je le regardais étrangement.
« Qu’y a-t-il, Laekh ? me demanda t-il un peu surpris.
- C’est bien la première fois que… je t’entends parler autant ! remarquai-je avec stupéfaction.
- Oh, pardon…, murmura t-il en rougissant légèrement. J’ai dû t’ennuyer avec tout mon blabla… je suis juste très enthousiaste. Ahem… Euh, tu veux manger quelque chose ? Je vais préparer le petit-déjeuner, d’accord ? »
Avant que je ne puisse répondre, Thephys était déjà parti dans la cuisine pour préparer le repas en chantonnant. Je me levai, me versai un verre d’alcool et le bus d’une traite, sans respirer. « Mission de routine… » répétai-je amèrement en me versant un second verre. Et en le buvant un peu plus lentement que le premier, je regrettai qu’il soit plus difficile de se mentir à soi-même qu’aux autres.
*****
Notes:
[1] J’aime bien ce qui brille…
[2] Pourquoi n’aurais-je plus le droit de jouer au petit train à mon âge, hein ?
[3] Et j’ajouterais aussi cette admirable formule qui coupe court à toutes les discussions d’opinions : Na d’abord !
Et en conclusion pour les non-anglicistes, voici la traduction que j’ai faite des paroles de la chanson utilisée au début de ce chapitre (je suis trop sympa avec vous) :
Je me suis traîné à travers le sang et la boue
Et avec les yeux qui me brûlaient, j’ai repoussé l’amour
Je ne suis pas le genre d’homme à jouer indéfiniment
L’émerveillement repose dans les moments d’adieu…
Pour l’éternité, mon soleil s’est couché
Je rêve de m’enfuir
Tandis que je souffre, le "noir" saigne en moi
Je regrette chaque jour que j’ai jamais vécu dans ma vie
J’ai donné tout ce que j’avais en moi
Il est temps de dire Au revoir
Le souffle du vent sous mes ailes battantes
Meurt doucement… mais souffle pourtant une dernière fois violemment
Tandis qu’il s’effondre, mon château dans les airs…
Paroles tirées de Farewell de Sentenced. C’est une chanson gaie, gaie, gaie ! J’adore les chansons douces et gaies ! (Veuillez noter la tonne et demi d’ironie dans mon propos.)
A suivre :
Acte IX : Incidents, seconde partie.
(parce que le chapitre était sensé être beaucoup plus court mais que mon blabla l’a rallongé plus que de raison. *soupir*)
*****
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